Issu d'une famille modeste (son père était représentant de commerce), Jean Lecanuet est né le 4 mars 1920 à Rouen. Après
d'excellentes études secondaires et supérieures, il est reçu, en 1942, premier ex-aequo avec Maurice Clavel, à l'agrégation
de philosophie. Il enseigne à Douai et à Lille. Il s'engage dans la Résistance et entre dans un réseau franco-anglais.
Arrêté par les Allemands, il réussit à s'évader.
A la Libération, il choisit d'adhérer au Mouvement républicain populaire (MRP) qui répond à son attachement aux valeurs
chrétiennes et à celles de la République.
"Pour moi lorsque j'étais un jeune homme de vingt-quatre ans, le MRP, c'était non seulement la transcription, dans l'action,
d'une volonté de justice sociale, les suites de la Résistance, bien entendu, mais c'était aussi l'entrée des catholiques,
définitivement, dans la République. Le MRP a été le moment de l'insertion non remise en cause des catholiques, et plus largement
des chrétiens, dans la République et dans la démocratie".
Renonçant à une carrière universitaire, Jean Lecanuet ne quittera plus désormais la politique, même si elle n'est pas pour
lui le tout de la vie. Très vite, il devient le collaborateur de plusieurs ministres MRP, notamment Pierre-Henri Teitgen,
Jean Letourneau, André Colin, Pierre Abelin. Il milite pour réaliser l'implantation du MRP dans son département et, en 1951,
il est élu député de Seine-Maritime.
En 1955, il est secrétaire d'Etat à la Présidence du Conseil dans un gouvernement Edgar Faure. Il perd son siège de député
en 1956.
En 1957, Jean Lecanuet, secrétaire général adjoint du MRP, participe à la création de la revue "France Forum" avec Etienne
Borne, Joseph Fontanet, Maurice-René Simonnet, Henri Bourbon ; il fait partie de son comité de direction jusqu'en 1963.
Au moment des graves événements de 1958, il est directeur du cabinet de Pierre Pflimlin, président du Conseil ; il le demeure
lorsque Pierre Pflimlin est nommé ministre d'Etat du gouvernement de Gaulle, dernier gouvernement de la IVème République.
En 1959, Jean Lecanuet est élu sénateur de Seine-Maritime et devient en 1960 président du groupe MRP du Sénat, puis, en
1963, président national du Mouvement Républicain Populaire.
En 1964, en qualité de président du MRP, il est conduit à rechercher un accord de coopération avec les socialistes dans le
cadre d'un "Comité des démocrates" ; les pourparlers échouent à cause de divergences notables, parmi lesquelles la question
de l'enseignement libre et le problème des relations avec les communistes.
Il se présente en 1965 à la première élection présidentielle au suffrage universel sous le Vème République ;
"candidat démocrate, social, européen", il obtient 15,8 % des voix face au Général de Gaulle et à François Mitterrand ;
c'est le ballotage du premier tour. Il donne ainsi une impulsion décisive au centrisme. Jean Lecanuet crée avec ses amis,
en 1966, le Centre Démocrate et en assume la présidence. Dans la dynamique du scrutin présidentiel, Jean Lecanuet voulait
développer une action fondée sur l'idée démocratique et le réformisme, sur l'opposition radicale aux idéologies dogmatiques,
sur la volonté de construire une Europe unie respectueuse de ce qu'il appelait "la splendeur et l'unité des patries",
sur l'espoir que le centre deviendrait le noyau autour duquel se constituerait une majorité de gouvernement, correspondant à
une tendance centriste diffuse dans le pays. N'oubliant pas qu'il avait été président du Mouvement Républicain Populaire,
il tenait à rappeler le sens que comporte en France les termes de démocratie d'inspiration chrétienne.
"Qu'une action politique essaie de s'inspirer des valeurs fondamentales du christianisme et se réfère à la pensée
démocratique d'inspiration chrétienne, certes oui ! Mais en France, compte tenu de notre histoire, il n'est pas dans notre
tradition de prendre le christianisme comme étendard politique."
Réélu sénateur en 1968, il devient en 1971 président de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces
armées du Sénat.
Elu maire de Rouen en 1968 et président du Conseil général de Seine-Maritime en 1974, il exercera ces deux mandats jusqu'à
sa mort. De 1973 à 1974, il est président du Conseil régional de Haute-Normandie.
Jean Lecanuet soutient en 1969 la candidature d'Alain Poher à la présidence de la République. En 1971, il collabore avec
Jean-Jacques Servan-Schreiber et d'autres pour lancer (sans succès) le Mouvement des réformateurs. En 1973, il est élu à
nouveau député de Seine-Maritime.
Pendant le septennat de Valéry Giscard d'Estaing pour lequel il avait fait campagne à l'élection présidentielle de 1974, il
est Garde des Sceaux, ministre de la Justice dans le gouvernement Chirac (1974-1976), puis Ministre d'Etat, chargé du Plan
et de l'Aménagement du Territoire dans le premier gouvernement Barre (1976).
Les militants centristes choisissent, en 1976, Jean Lecanuet comme président du Centre des Démocrates sociaux (CDS) qui
résulte de la fusion du Centre démocrate et du Centre démocratie et progrès (CDP, dont les fondateurs furent Jacques Duhamel
et Joseph Fontanet. Il le reste jusqu'en 1982.
Après cette date, il continue de participer activement aux réunions des instances nationales du CDS et de proposer des
orientations fermes, nuancées et rationnelles à ses congrès.
En mars 1977, il quitte le gouvernement. Il est réélu sénateur de Seine-Maritime cette même année et président de la Commission
des affaires étrangères, de la défense et des forces armées en octobre 1978. En 1978, Jean Lecanuet est à l'origine de la
création de l'Union pour la démocratie française (UDF), mouvement dont l'intitulé évoque le titre d'un ouvrage du chef de
l'Etat "Démocratie française" et qui réunit en une confédération des partis conservant leur identité respective (Centre des
Démocrates Sociaux, Parti Républicain, Parti Radical, Parti Social Démocrate) ainsi que des adhérents directs. Il demeure
président de l'UDF pendant dix ans. Pendant la campagne de 1981, il est aux côtés de Valéry Giscard d'Estaing. A l'élection
présidentielle de 1988, il soutient Raymond Barre au premier tour et Jacques Chirac au second tour.
En 1979 puis en 1984, Jean Lecanuet est élu membre du Parlement européen et siège au groupe démocrate-chrétien (Parti
Populaire Européen).
Après avoir été élu en mars 1986 député de Seine-Maritime, il retrouve le Palais du Luxembourg à la fin de l'année 1986.
Sénateur, Jean Lecanuet présidera jusqu'en 1993 la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées de
la Haute-Assemblée. Malgré l'épreuve d'une longue et douloureuse maladie, il fait face jusqu'à l'extrême limite de ses forces
à la totalité de ses responsabilités politiques, locales, départementales et nationales.
Pendant trois décennies, Jean Lecanuet a incarné, en France, le courant de la démocratie sociale d'inspiration chrétienne
et du centrisme, avec un talent oratoire exceptionnel, une combativité qui n'excluait ni la tolérance, ni l'humour, une
fidélité inébranlable à ses convictions.
Rénovateur, ce centriste, ce démocrate d'inspiration chrétienne, a mis beaucoup d'obstination et de patience dans la mission
qu'il s'était donnée de rassembler les partisans d'une démocratie libérale et sociale, respectueuse des valeurs éthiques et
satisfaisant, selon sa propre définition, à une double exigence, "moraliser l'économie qui ne saurait être livrée aux
seules lois du marché, moraliser la politique qui ne saurait être réduite au seul rapport des forces".
Chef de parti, il le fut avec passion ; sectaire, il ne le fut jamais. Il s'efforçait de ne pas dissocier enthousiasme et
perspicacité. Chaleureux, il avait le goût du dialogue et du débat. Il détestait la démagogie. Il veillait à ce que l'homme
d'action qu'il était ne trahisse jamais l'homme de pensée qu'il était aussi. Son humanisme était essentiellement démocratique
et nourri de valeurs spirituelles ; il se référait au personnalisme communautaire et aux écrits d'Etienne Borne.
"La politique, disait-il, repose sur une morale entendue comme l'adhésion à des valeurs vécues par les personnes
formant une communauté humaine. L'homme politique ne peut se limiter à une action "technique". Il doit s'inspirer d'une
vision de l'homme tenant compte de toutes ses dimensions, y compris de sa dimension spirituelle".
Il soulignait que l'impératif de liberté ne se dissocie ni de l'impératif de justice ni de l'impératif de responsabilité.
La lecture de Kant et de Bergson, pendant sa jeunesse étudiante, le marqua profondément.
Jean Lecanuet appréciait les essayistes politiques des années 30 et des années 50 ; il craignait un peu que les courbes,
les graphiques, les statistiques, les sondages ne tendent dans l'avenir à se substituer à la pensée authentique. Il était
préoccupé par tout ce qui relève de la détérioration de la conscience civique et de la subversion de la culture.
On a pu dire de Jean Lecanuet qu'il était l'homme des intuitions justes et des analyses sans complaisance. Il s'est voué à
faire en sorte que le "centre" ne soit pas synonyme d'opportunisme ou d'ambiguïté. Il a donné la mesure de son esprit d'ouverture
et de son intelligence aiguë dans sa manière d'appréhender les problèmes de notre époque, et de sa lucidité dans la place
qu'il attribuait au centrisme pour réaliser une recomposition politique raisonnable. Il a voulu convaincre les français
qu'entreprendre d'organiser démocratiquement l'Europe en une Communauté de nations pacifiques constituait une chance historique
de mieux affronter les défis du futur. Dans son action municipale à Rouen, il a su admirablement associer tradition et
modernité.
Ce militant des luttes politiques était aussi un charmeur. Spontanément bienveillant, il savait toutefois prendre les
accents d'un brillant polémiste. Ses traits d'ironie ne manquaient pas de saveur. La gaieté et la tendresse étaient naturelles à
cet amoureux de la vie dont la sensibilité faisait leur part à l'inquiétude et à la tristesse. Attentifs aux autres, il
trouvait les mots qui touchent le cœur. Son souci du progrès social était inséparable de l'écoute qu'il portait aux plus
défavorisés et aux plus démunis.
Les termes choisis pour rendre hommage à Jean Lecanuet aussi bien par ses amis que par ceux qui ne partageaient pas ses
options politiques définissaient à la perfection les qualités qui ont fait de lui une personnalité marquante de la vie
publique de son temps : droiture, fidélité, générosité, rigueur, courage, dignité. A ces hommages, se sont joints les
témoignages d'émotion, d'estime et de reconnaissance de tout le peuple rouennais qu'il aimait et pour lequel il a ardemment
travaillé. Et l'on songe à l'invocation de Rainer-Maria Rilke : "O mon Dieu, donne à chacun sa propre mort, donne à chacun
la mort née de sa propre vie"… Jean Lecanuet appartient maintenant à notre histoire.
Henri BOURBON
Co-fondateur de France Forum, puis
Directeur (avec Jean Lecanuet, Maurice-René SIMONNET, Etienne BORNE, Joseph FONTANET)