Il est impossible de rendre compte en quelques pages de la vie et de l'action, l'une et l'autre exemplaires, d'un homme
comme Pierre-Henri Teitgen. Et plus encore quand on a travaillé avec lui, pendant des années, en collaborateur et en ami,
lorsqu'il est devenu de 1952 à 1956 président du MRP.
Il y a une continuité dans cette existence mise au service , avec un admirable désintéressement, de hautes valeurs morales
et spirituelles. Comme l'a dit François Bayrou, au nom du gouvernement, dans la cour des Invalides, lors de la cérémonie
qui a suivi son décès le 6 avril 1997 :
"Cet homme de noblesse, de courage et de conviction avait su allier au plus haut point la rigueur et la passion, l'intransigeance
et la générosité, le refus de la compromission et le total dévouement à un idéal."
L'essentiel, Pierre-Henri Teitgen l'a exprimé lui-même dans les dernières pages d'un livre de dialogues, qu'il n'a pas voulu
appeler des "mémoires" :
"C'est pour les mêmes raisons - qui ne sont pas de ce monde - que je suis entré en 1940 dans la Résistance et en 1944 au MRP.
Je l'ai déjà dit, elles me venaient des "prophètes" de la démocratie spiritualiste, de Lamennais, de Lacordaire, de Léon XIII,
des "abbés démocrates", de Marc Sangnier, d'Emmanuel Desgrées du Lou, de Robert Cornilleau, et bien sûr de mon père.
Tous m'avaient délivré le même message dans le langage de leur époque :à savoir que nous ne sommes pas en ce monde pour
réussir dans la vie mais pour réussir notre vie (fut ce au risque de la perdre) en la consacrant à la défense contre toutes
les violences, les tyrannies, la raison d'Etat et les puissances d'argent, de "l'éminente dignité de la personne humaine"
faite - pour ce qui relève de la politique - de ses deux soifs indissociables : sa soif de justice et sa soif de liberté.
Mais aussi, dans la Résistance, j'avais connu, admiré et aimé des hommes qui, ne croyant pas au ciel, avaient entendu d'autres
prophètes, venus d'horizons différents, leurs adresser un message analogue. C'est pour introduire et faire prévaloir en
politique cet "humanisme" commun que je suis entré au MRP"
Il avait de qui tenir : son père, ancien militant du Sillon de Marc Sangnier, démocrate chrétien, l'un des leaders des partis
démocrates populaires, était en 1939 le bâtonnier de l'ordre des avocats de Nancy. Résistant, il fut arrêté par la Gestapo
le 13 novembre 1942 et déporté au camp de Buchenwald. Pierre Henri Teitgen a hérité de sa foi, de son courage et de son exceptionnelle
éloquence.
C'est à la faculté de droit de Nancy qu'il rencontre Paul Reuter et François de Menthon qui seront toujours ses amis.
Devenu comme celui-ci, professeur à la Faculté de droit de Nancy, il milite avec lui pour le parti démocrate populaire. Ils
créent ensemble la revue mensuelle Droit social qui est devenue l'une des toute premières revues juridique française.
La Résistance
Arrive la guerre et la débâcle. Pierre-Henri Teitgen est fait prisonnier, s'évade, se replie à Montpellier. Ses propos
anti-vichyssois lui valent d'être révoqué. Il s'engage activement dans la Résistance. Il en devient bientôt l'un des principaux
responsables.
Avec ces deux autres figures historiques de la démocratie chrétienne que furent Georges Bidault et François de Menthon, il
crée le "Réseau Liberté" qui allait devenir "Combat". Il devient, avec François de Menthon, l'un des animateurs puis le
secrétaire général du CGE (Comité Général des Etudes). Ce comité d'experts institué le 1er juillet 1942, où il était
désigné sous l'appellation "Quintus", a joué un rôle très important : préparer les mesures immédiates à prendre dès la
libération du territoire, prévoir les changements de personnels administratifs qui s'imposeront, et dégager l'orientation
générale du nouveau régime. Plus tard, avec Michel Debré, il établira la liste nominative des commissaires de la Républiques
et des préfets, que le général de Gaulle voulait opposer aux projets américains d'administration directe de la France.
En 1944, tout en restant secrétaire général du CGE, il est désigné secrétaire provisoire à l'information. Jean Moulin -
auquel Pierre-Henri Teitgen rend un hommage sans réserve - délégué général du général de Gaulle pour les territoires occupés,
puis élu président du "Conseil National de la Résistance" (CNR) venait d'être arrêté et de mourir sous la torture le 21 juin 1943.
Georges Bidault lui succède en septembre 1943.
Pierre-Henri Teitgen va alors, de janvier à juin 1944, exercer les fonctions d'adjoint au délégué général du Comité Français
de Libération nationale (CFLN), c'est à dire l'homme à tout faire d'Alexandre Parodi.
Le 5 juin, la délégation avait reçu de Londres un message codé : "Tristan (nom de Résistance de Pierre-Henri Teitgen) accueillera
Marie-France le 6 juin à 10 heures". Arrivé au lieu du rendez-vous, il est arrêté par la gestapo sous le nom d'emprunt de
Jacques Thiriet. Les alliés venaient de débarquer en Normandie.
Détenu à Fresnes, après un grand nombre d'interrogatoires musclés qui ne lui arrachent aucun aveu, il devait être envoyé
en Allemagne par convoi ferroviaire le 25 août. Il réussit à s'évader en perçant le toit d'un vieux wagon avec un couteau
taillé dans un manche de cuiller par un des prisonniers de Fresnes. Le 4 septembre il arrive épuisé à Paris. Le 8 septembre,
à 8 heures du soir, le général de Gaulle l'appelle chez des amis parisiens et lui annonce sa nomination comme ministre de
l'information dans le gouvernement qu'il préside.
Le 25 novembre 1944, le MRP est créé à Paris. Pierre-Henri Teitgen souscrit avec enthousiasme à son Manifeste appelant les
Français à une révolution dans l'ordre et par la loi. Il devient le plus ardent de ses militants.
Ministre du général de Gaulle
L'aventure de la Résistance se termine. Les difficultés du gouvernement commencent dans un climat où apparaît déjà un certain
malaise entre le général de Gaulle et les chefs de la Résistance.
Pierre-Henri Teitgen, qui a vécu dans son voisinage le plus proche pendant 18 mois, dresse de lui un portrait où l'admiration
pour le sauveur de la France et pour le restaurateur de la République n'est pas sans mélange. Il évoque aussi son orgueil,
son mépris des hommes politiques, son autoritarisme et ce qu'il faut bien appeler son machiavélisme.
"Je n'estime disait-il que ceux qui me résistent, malheureusement je ne peux les supporter".De Gaulle avait pour Pierre-Henri
Teitgen une certaine affection.
La tâche du gouvernement était difficile en raison des destructions de la guerre - la France a faim et froid - mais aussi
de la puissance d'un parti communiste, parfois menaçant, et de ses milices dites "patriotiques". Elle est exaltante avec
le lancement de grandes réformes inspirées du programme du CNR (Sécurité sociale, Comités d'entreprises, etc.). Celle du
ministre de l'information consiste d'abord à mettre en œuvre les dispositions prévues par la Résistance, et notamment les
grandes ordonnances du 26 août et du 30 septembre 1944, et à distribuer les autorisations de paraître aux journaux n'ayant
pas collaboré.
C'est ainsi que furent créés Le Monde pour remplacer Le Temps sous la direction d'Hubert Beuve-Mery - dont Bidault suggéra
le choix à Teitgen - ainsi que Ouest-France dont Pierre-Henri Teitgen sera un des co-fondateurs. La Croix fut également
autorisée à reparaître.
Appelé à succéder à François de Menthon au Ministère de la Justice, Pierre-Henri Teitgen aura la mission difficile de mettre
en œuvre , avec fermeté et humanité, l'épuration des collaborateurs tout en résistant aux violences et aux injustices
qu'entraînait le déchaînement des vengeances et des haines. Il fut pour cela critiqué des deux côtés. Il veilla à rétablir
l'Etat de droit, la cohérence des verdicts des cours de Justice, l'exercice des droits de la défense et du recours en grâce.
Réformateur et humaniste, Pierre-Henri Teitgen mit en œuvre l'ordonnance du 2 février 1945 qui institue le régime et les
services de l'éducation surveillée pour épargner aux plus jeunes délinquants la promiscuité avec les adultes dans les
prisons, et il a ouvert pour la première fois en 1946 la magistrature aux femmes.
A partir de 1947, on peut dire que les fonctions ministérielles de Pierre-Henri Teitgen apparaissent secondaires par rapport
à son rôle politique national au sein du MRP et dans trois gouvernements en tant que vice-président du Conseil. Son action
se confond pour l'essentiel avec la stratégie politique du MRP et avec l'histoire de la IVème République.
Il convient toutefois de noter qu'à la France d'outre-mer il ouvrira la voie à la loi Defferre en Afrique noire et il sera
du côté des réformes et non du conservatisme. Il aimait citer le mot de Lyautey : "Coloniser c'est éduquer, et éduquer
c'est affranchir." Il pensait, comme Robert Schuman ,que notre politique devait être de conduire par étapes les colonies
à l'indépendance. Il n'approuvait pas en la matière la politique de Georges Bidault.
Le départ du général de Gaulle
Le premier tournant majeur de cette stratégie politique est marqué par le départ du général de Gaulle le 20 janvier 1946.
Le général l'avait averti de ses intentions en le priant de garder le secret et lui avait dit, en réponse à ses questions :
"A vos amis de décider s'ils restent ou quittent le gouvernement en toute liberté. Je pense seulement qu'ils ne voudront
pas laisser ce qu'il restera de pouvoir entre les mains des communistes dans la résignation des socialistes". A Francisque Gay,
qui lui exposait les conséquences que pourrait avoir son départ, il a répondu : "mais, voyons, avant 8 jours, en délégation,
ils me demanderont de revenir et cette fois-ci je reviendrai à mes conditions". "Il ma semblé à moi, ajoute Pierre-Henri
Teitgen, que l'essentiel pour lui était de ne pas s'user à la petite semaine dans les besognes subalternes de la reconstruction
matérielle du pays et cela dans le but de se réserver pour un avenir plus ou moins lointain."
Dans le gouvernement Ramadier, Pierre-Henri Teitgen devient vice-président du Conseil aux côtés de Maurice Thorez. L'année
1947 sera baptisée "l'année terrible" : elle sera marquée par la rupture du "tripartisme", Ramadier ayant retiré leurs
fonctions aux ministres communistes, puis par le déclenchement de grèves insurrectionnelles sous le gouvernement de Robert
Schuman, tandis que Staline, en refusant le plan Marshall, provoque la cassure de l'Europe et que le général de Gaulle
fonde le 14 avril 1947 à Strasbourg, contre le "régime des partis", le Rassemblement du Peuple Français (RPF).
L'alliance fragile entre le MRP et le parti socialiste
Dans ce combat sur deux fronts, le MRP jouera un rôle essentiel. Le choix stratégique de Pierre-Henri Teitgen, fidèle à
son rêve de résistant, était de constituer entre les chrétiens sociaux et les socialistes une sorte de "travaillisme"
français réunissant tous les humanistes.
Ce tropisme travailliste avait déplu, dès l'origine, au général de Gaulle, qui lui avait dit : "Cessez de regarder vers
la gauche. Il n'y a plus de droite. Elle n'est plus encadrée. Rassemblez-la. Faites-moi un grand parti conservateur intelligent
et donc social. Il sera, pour bien longtemps, majoritaire". Au fond, ajoute Teitgen, "c'était aussi la stratégie que souhaitait
Georges Bidault".
La stratégie d'entente et de coopération entre le MRP et le parti socialiste s'est heurtée au problème de la laïcité, et
en particulier à celui des aides publiques aux écoles libres. Il y eut d'abord un décret signé de Mme Poinso Chapuis -
ministre de la Santé publique et de la population - habilitant les associations familiales à recevoir des subventions à
répartir entre les familles en difficulté pour l'éducation de leurs enfants. Il provoqua à gauche un tollé de protestation.
Cette amorce de rupture sera consommée après le vote de la loi Barangé, demandée par les associations des parents d'élèves
de l'école libre (APEL) et exigée par les surenchères du RPF. C'est au moment où la troisième force, formée du MRP et des
socialistes, venait d'obtenir la majorité des sièges à l'Assemblée nationale en refusant les "apparentements" avec le RPF,
que le vote de la loi Barangé va la faire éclater. Face aux graves difficultés de la décolonisation, c'est peut-être ce
jour là que la IVème République a compromis ses chances d'avenir.
Le tournant du 9 mai 1950
Le deuxième grand tournant de la stratégie du MRP est le 9 mai 1950, c'est-à-dire la proposition de Robert Schuman pour
la création d'une Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier (CECA), proposition acceptée, sans enthousiasme, par
Georges Bidault, alors président du Conseil., dont Teitgen déplorait le nationalisme.
A partir de ce 9 mai 1950, les problèmes de l'intégration européenne, dit Teitgen, "m'ont accaparé si continûment, tant
au sein du gouvernement ou du parlement français qu'au sein des institutions européennes", qu'il faudrait lui consacrer
presque entièrement la suite de cette biographie politique.
Le plus grand échec de Pierre-Henri Teitgen a été la mise à mort du projet de Communauté Européenne de Défense, sous les
coups des gaullistes et des communistes, dont il a rendu Pierre Mendès-France, directement responsable, à l'Assemblée
Nationale le 30 août 1954. Les socialistes avaient leur part de responsabilité : leur groupe s'était cassé en deux lors
du vote. Cet échec a entraîné celui d'un projet de Communauté Politique Européenne d'inspiration fédérale dont Pierre-Henri
Teitgen avait été le principal rapporteur.
Pour le reste, nous renvoyons à l'étude consacrée sur notre site à "l'œuvre européenne du MRP". Elle est, avec la réconciliation
des catholiques et de la République, son principal héritage.
En septembre 1996, Pierre-Henri Teitgen, grand européen, grand défenseur des libertés, grand juriste, a été élu juge à la
Cour européenne des droits de l'Homme de Strasbourg - qui était un peu son enfant - en remplacement de René Cassin. Sa vie
publique s'achève sur ce beau symbole.
Déceptions, inquiétudes et espoirs
En 1958, à la fin de la IVème République à laquelle il avait tant apporté, il s'était retiré de la politique pour se consacrer
à ses étudiants. Plusieurs générations d'entre eux se souviennent, aujourd'hui encore, de ses cours sur le droit communautaire
au centre universitaire d'études des Communautés européennes.
Il avait assisté avec tristesse au lent dépérissement, puis à la disparition du MRP en 1967 après l'échec du projet Deferre
de grande Fédération. A ses yeux l'élection au suffrage universel direct à deux tours du président de la République créait
de manière inéluctable un système bi-polaire où le MRP se trouvait réduit à devenir un simple appoint de la droite.
Mais au moment où il publie son livre en 1988, il ne désespérait pas qu'on puisse un jour faire prévaloir en politique
l'humanisme commun, alliant la foi et la raison, qu'il avait connu et vécu dans la Résistance : aujourd'hui dit-il
"Une majorité déplore le matérialisme général de notre société de consommation qui prétend tout mesurer en argent et élude
les valeurs morales. La politique a de plus en plus besoin d'un supplément d'âme et par tant de chrétiens démocrates".
Dans la belle postface qu'il a donnée aux mémoires de Pierre-Henri Teitgen, son ami le philosophe Etienne Borne avance avec
force cette conclusion : "La question n'est plus seulement celle du futur de la démocratie chrétienne, mais aussi de l'avenir
de la politique. Or, c'est la conviction démocrate chrétienne qu'on ne donnera un sens à la politique qu'en donnant d'abord
et prioritairement un sens à la vie", et il lance un appel à ce que Platon nommait "le beau risque de la foi".
Jacques Mallet